Notebooks III · Page Tsou X Imprimerie du Marais
Entretien
Imprimerie du Marais (IDM) : Qu’est-ce qui a motivé votre envie de participer à cette troisième édition de Notebooks, à l’invitation de l’Imprimerie du Marais et Made Thought ?
Page Tsou (PT) : J'ai toujours essayé de mettre en lumière l’esthétique du « fait main » dans mon travail artistique. Les techniques d'impression d’excellence de l'Imprimerie du Marais étaient pour moi une nouvelle manière de souligner cet esprit artisanal si précieux, qui plus est à l'ère de la popularisation des technologies numériques et de l'IA. J'étais très curieux de voir les résultats qui pourraient naître d’une telle collaboration. Toutes ces raisons ont motivé ma participation à cette nouvelle collection de carnets.
IDM : Aviez-vous déjà designé des carnets de note avant de signer celui qui compose cette troisième édition ? De quelle manière avez-vous approché ce format ici ?
PT : Ma seule expérience passée en matière de création de carnets reposait intégralement sur ce que je qualifierais d'utilisation « passive » de designs préexistants, sous licence. Je n’ai donc, à proprement parler, jamais designé de carnet auparavant. Ce projet fut pour moi une véritable première tentative de création à petite échelle. Travailler le papier et s’exprimer de manière créative à travers des techniques d’impression exige d’accorder une attention particulière aux détails. Je suis heureux d'avoir pu expérimenter cette forme d’expression dans le cadre de ce projet.
IDM : Comment avez-vous envisagé de travailler le déployé proposé par la couverture – construite en leporello – en lien avec les pages intérieures ?
PT : J'ai aimé le fait de travailler sur un petit format ludique qui m’évoquait un passeport ou un livret de poche. J'ai cependant tout de suite senti qu'il ne s'agirait pas d'un carnet classique, à usage quotidien ; que l'expérimentation esthétique et créative primerait sur l'aspect pratique. Cela m'a amené à créer un fort contraste entre le design des pages intérieures et celui de la couverture, pour souligner l'approche conceptuelle que je voulais développer à travers cet objet.
IDM : Qu’est-ce qui vous a plu dans le fait de devoir proposer une interprétation graphique de votre ville, au sens large et complexe du terme ?
PT : L'île de Taïwan est unique de par sa topographie et son climat. De ce fait, elle possède de nombreuses ressources naturelles qui sont exploitées pour leur incomparable qualité. Le miel d'abeille est l'une de ces ressources. Cependant, le développement actuel du pays et de ses mégapoles met en péril l'équilibre sur lequel repose cette production ancestrale et essentielle. Les abeilles disparaissent progressivement de l'île et la production de miel diminue.
En partant de l’étude de ma ville et de mon pays d’origine, j'ai apprécié le fait de pouvoir élargir ma réflexion à un constat plus général sur le surdéveloppement des mégapoles et les bouleversements écologiques qui en découlent.
Pour sensibiliser à cette question tout au long du carnet que j'ai conçu, j'ai combiné la force d'évocation graphique du fameux jeu vidéo Galaxian avec celui d'une phrase attribuée à tort à Albert Einstein.
Cette dernière décrit les conséquences de la disparition des abeilles dans les termes suivants : « Si l'abeille disparaissait de la surface du globe, l'espèce humaine n'aurait plus que quatre ans à vivre. Plus d'abeilles, plus de pollinisation, plus de plantes, plus d'animaux, plus d'hommes ». Si le raisonnement est scientifiquement contestable, il n'en est pas moins significatif.
Ainsi, au fil des pages du carnet conçu par mes soins, les précieuses abeilles qui symbolisent la Nature disparaissent peu à peu sous les feux du chasseur Galaxip qui représente l'Humanité, laissant présager que le pire reste à venir.
IDM : Est-ce votre conscience de la rareté croissante de l'abeille qui vous a conduit à en faire un spécimen imprimé extrêmement précieux, résultat d'un gaufrage multi-niveaux et d'une dorure microstructure ? Quelles étaient vos envies/ambitions, à la fois conceptuelles et techniques ?
PT : J'ai imaginé ce travail comme une fable destinée à nous alerter sur l'urgence que représente la préservation du vivant. J'ai en effet voulu mettre en évidence sa préciosité par le biais des techniques d'impression utilisées.
J'espérais pouvoir ainsi associer une dorure microstructure aux tons d’or, de soleil et de miel avec un gaufrage multi-niveaux pour créer deux très belles abeilles en semi-relief sur la première et la quatrième de couverture. Nous avons travaillé en étroite collaboration, avec les artisans expérimentés de l'Imprimerie du Marais, pour réaliser ce petit tour de force.
Le résultat final est à la hauteur de mes espérances : dans une sorte d'épiphanie, les abeilles se voient conférer une essence sacrée, comme des icônes ou des allégories religieuses. Quant aux pages intérieures, elles présentent les reproductions en offset quatre couleurs de mes illustrations faites main. L’ensemble compose un flipbook, qui rappelle l'esprit du jeu vidéo dans une version low-tech.
Je crois que ce doux contraste entre les designs de la couverture et des pages intérieures souligne la force de l'histoire que j'ai voulu raconter pour qu'elle compte.
IDM : Aviez-vous également des craintes ?
PT : Je craignais de ne pas réussir à tirer le meilleur parti des techniques d'impression qu’il m’était donné d’explorer et qui comptent parmi les plus complexes et exceptionnelles. Je craignais de ne pas réussir à exploiter au maximum l’esthétique singulière de cet artisanat à travers mon intention créatrice. J'espère donc avoir honoré, à travers la réalisation de ce carnet, la beauté de l'impression autant que celle des abeilles.
IDM : Aujourd’hui, alors que vous avez enfin un exemplaire dans les mains et 8 années de recul, que pensez-vous du carnet réalisé par vos soins ? Si vous deviez répondre à la même invitation ce jour, votre proposition serait-elle différente ?
PT : Je ne pense pas que j'aurais envisagé les choses différemment. Malheureusement, les abeilles continuent de disparaître et le monde vivant est toujours en grand danger... Par contre, l'Imprimerie du Marais ayant sans doute fait des progrès dans le rendu des techniques utilisées, j'aimerais beaucoup avoir à nouveau l’occasion de confronter mon travail à ses savoir-faire de pointe et ce de manière peut-être plus audacieuse. J’aimerais être en mesure de repousser encore un peu plus loin leurs limites avec l'envie de présenter un art visuel toujours plus innovant.
IDM : Que pensez-vous des projets réalisés par les autres designer.euse.s ; certains vous ont-ils particulièrement marqué/fait voyager ; dans quel sens ?
PT : Les contributeur.rice.s viennent du monde entier et leurs différentes origines ou influences culturelles se reflètent dans leur propre langage visuel. Grâce à la diversité des techniques d'impression appliquées sur les sublimes papiers de la gamme Conqueror, leurs concepts, plus inspirants les uns que les autres, se transforment en une magnifique micro-exposition.
À titre personnel, j'adore la proposition de Lotta Nieminen. Son style abstrait, ses lignes de graffiti décontractées combinées à des blocs de couleur aléatoires travaillés dans une variété de techniques me font totalement ressentir l'atmosphère libre et pleine d’énergie de New York.
IDM : Que vous évoque la notion de voyage spatio-temporel retenue pour présenter cette nouvelle collection ? Vous invite-t-elle à poser un nouveau regard sur le travail effectué ? Entre vision rétrospective et prospective, quels seraient les nouveaux possibles que vous aimeriez défricher ?
PT : À vrai dire, à l’image d’un voyage dans le temps, toute cette expérience m'a un peu ramené à mes années d’étudiant en art à Londres. Quel que soit l'espace créatif relativement libre dont je peux disposer, je suis toujours, après toutes ces années, le même étudiant (trop ?) sérieux. De ce point de vue, l'aspect collaboratif du projet et la force des propositions faites par les autres designer.euse.s invité.e.s, ont très positivement stimulé mon imagination, et ce à plusieurs titres.
J'ai vraiment apprécié travailler sur ce projet aussi passionnant que divertissant. Il m'a rendu très heureux et m’a encouragé à réévaluer mon travail et mon approche. J’attends donc avec impatience la prochaine occasion qui s’offrira à moi d'explorer une forme d'expression plus décontractée et expérimentale, le tout en utilisant des matériaux éco-conçus.
« Ce projet fut pour moi une véritable première tentative de création à petite échelle. »
Dans les coulisses
des ateliers
« Je l'ai imaginé comme une fable destinée à nous alerter sur l'urgence que représente la préservation du vivant dont j'ai voulu mettre en lumière la préciosité à travers l'usage de techniques aussi spéciales que complexes. »
« À travers l'association du gaufrage multi-niveaux et de la dorure microstructure, les abeilles se voient conférer une essence sacrée, comme des icônes ou des allégories religieuses. »
« Les pages intérieures présentent les reproductions en offset quatre couleurs de mes illustrations faites main. L’ensemble compose un flipbook, qui rappelle l'esprit du jeu vidéo dans une version low-tech. »
« J'adore la création de Lotta Nieminen. Son style abstrait, ses graffiti décontractés combinés à des blocs colorés travaillés dans une variété de techniques me font ressentir l'atmosphère libre et pleine d’énergie de New York. »